« La compagnie des autres me pèse »

Fernando Pessoa, écrivain et poète portugais qui a vécu en fin du 19ème siècle et début 20ème, a écrit un journal où il partage des chroniques de sa vie quotidienne.

Les journaux ne me parlent pas tant que ça habituellement mais lorsque l’on y ajoute quelque chose qui diffère de la norme alors ça prend sens pour moi, comme le journal de Cesare Pavese (nommé Le métier de vivre) ou encore celui de Virginia Woolf. 

On y découvre ici le livre de l’intranquilité qui est une ancienne version. La nouvelle, sorti dans les éditions Christian Bourgois, a nommé cette oeuvre le livre de l’inquiétude. Le manque de tranquillité, de quiétude qualifie très bien les déboires que nous allons lire dans ce bouquin.

Il est à noter que Fernando Pessoa utilise plusieurs hétéronymes dans ses écrits. Je vous conseille notamment cette vidéo pour bien comprendre ce principe. 

J’aimerais vous parler d’un passage qui m’a profondément marqué et qui donne des indices de son psychisme bien que je ne sois qu’au début de son oeuvre.

Il écrit, page 78 :

49

Mon isolement m’a façonné à son image et à sa ressemblance. La présence d’une autre personne – même d’une seule – entrave aussitôt ma pensée et, tandis que pour un homme normal le contact avec autrui est un stimulant pour son expression et son discours, ce contact, chez moi, est un antistimulant – si toutefois ce mot forgé de toutes pièces est jugé recevable par la langue. Je suis tout a fait capable, en tête à tête avec moi-même, d’imaginer d’innombrables traits d’esprit, de promptes reparties à des phrases que personne n’a prononcées, fulgurations d’une sociabilité intelligente sans personne à la ronde; mais tout cela s’évanouit dès que je me trouve en présence d’une personne physique; je perds toute intelligence, je ne peux plus dire un mot et en moins d’une petite heure, je tombe de sommeil. Oui, parler avec les gens me donne envie de dormir. Seuls mes amis imaginaires, appartenant à un monde spectral, seuls les entretiens se déroulant en rêve possèdent pour moi une réalité véritable et un juste relief, et l’esprit se trouve aussi présent en eux qu’une image dans un miroir.

Je répugne d’ailleurs à la seule idée de me voir contraint au contact avec d’autres gens. Une simple invitation à diner avec un ami me cause une angoisse difficile à définir. L’idée d’une obligation sociale, quelle qu’elle soit – aller à un enterrement, traiter avec quelqu’un d’un problème du bureau, attendre à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue -, cette seule idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de la veille), je dors mal, et la chose réelle, quand ce se produit, se révèle totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension, mais la même histoire se répète sans cesse, et je n’apprends jamais à apprendre.

Fernando commence par parler de son isolement : il écrit plus haut que la compagnie des autres lui pèse et juste après ce texte, il cite un passage qu’il attribue à Rousseau ou à Senancour « Mes moeurs sont celles de la solitude et non point des hommes »

Solitude?

Il va nous illustrer ses propos par une explication : son monde imaginaire, la planète dans laquelle il vit, est troublé quand un Autre est présent. Irvin Yalom dans son oeuvre Thérapie existentielle postule que nous possédons tous – à des degrés différents, 4 peurs fondamentales dont l’isolement. Il différencie notamment l’isolement interpersonnel (isolement du sujet face aux autres) l’isolement intrapersonnel (le sujet coupé de lui-même) et l’isolement existentiel (les autres sont présents mais une coupure entre moi et le monde subsiste). Ici, l’écrivain évoque sans aucun doute l’isolement existentiel qu’il ne redoute pas mais qui l’apaise. Les relations sociales semblent n’avoir, pour lui, aucun intérêt et ne lui apportent rien de bon.

“Pas normal”?

Il arrive assez rapidement à une opposition moi  l’autre « normal » -qui n’existe d’ailleurs pas étant donné qu’il n’y a pas de réelles normes sociales. L’autre serait capable de profiter des interactions sociales et d’en retirer du bénéfice tandis que pour ce poète non seulement c’est une tare, qu’il n’en retire rien mais en plus il perd ses prédisposions naturelles lorsqu’il est amené à être avec un autre. Comment parler de cette opposition sans évoquer l’aphorisme « l’enfer c’est les autres » de Sartre? Pour lui, l’enfer c’est ce qui entrave sa capacité à être dans son monde intérieur et qui le ramène soudainement dans la réalité de la vie. Il ne fait pas qu’exprimer cette opposition puisqu’il semble la vivre quotidiennement. Bien qu’entouré des autres, Pessoa est seul : « j’écris plein de tristesse, dans ma chambre paisible, seul comme je l’ai toujours été, seul comme je le serai toujours » ; « je suis, en cet instant de claire vision, un être soudain solitaire, qui se découvre exilé là où il s’était toujours cru citoyen ».

Son monde imaginaire est justement là, comme il l’évoque, pour le faire évoluer. Mécanisme de défense pour beaucoup, se créer un substitut de la réalité nous aide à affronter la vie quotidienne et à nous créer ou développer notre résilience.

Introverti ?

Par la suite, Pessoa nous explique que la présence d’un autre lui donne sommeil. On pourrait parler sans aucun doute de son introversion puisque ses batteries semblent se recharger lorsqu’il est seul dans son monde imaginaire. L’introversion n’est pas de la timidité (on peut être timide ET extraverti.e cf ce podcast pour bien comprendre l’introversion/l’extraversion) mais c’est la manière dont nous arrivons à nous ressourcer : certains se régénèrent dans la présence d’autrui tandis que d’autres le font dans la solitude. Fernando Pessoa, solitaire dans l’âme, se recharge bien sur en étant seul et coupé physiquement des autres. Les autres ont l’air de drainer son énergie par des conversations futiles car, rappelons le, les conversations imaginaires le stimulent beaucoup plus que de réels contacts. 

Nous trouvons ensuite tout champs lexical de l’angoisse: ce n’est pas le seul texte où nous pouvons le voir, il dit – quelques pages auparavant, « dans mon coeur règne une paix angoissée » ou encore « me trouvant oppressé aujourd’hui, jusque dans la sensation physique de mon corps, par cette anxiété trop bien connue qui, parfois, déborde »

Anxieux?

Son anxiété qui déborde peut être ce qu’on appele la paralysie. Quand l’anxiété est présente elle peut nous paralyser ou nous entrainer dans une agitation excessive. On peut comprendre que pour son cas, son anxiété l’empêche d’être dans l’activité et ce, qu’elle soit physique ou mentale. L’anxiété se présente lorsqu’un danger est anticipé tandis qu’il n’y a aucun signe de ce même danger. L’anxiété est donc un affect qui nous dessert au quotidien et que nous devons apprendre à dompter. Ce principe semble bien compris par Pessoa comme il l’explique à la fin de ce passage. Nous comprenons ici que l’anxiété de Fernando Pessoa est constante et quotidienne, elle est devenue automatisée pour lui. 

Ne pas apprendre à apprendre c’est aussi être perdu face à son anxiété : je suis noyé dans cet océan d’informations et je ne sais par où commencer ce travail sur l’angoisse.

Pour finir, on peut ajouter que l’anxiété étant un prémisse ou un facteur d’activation du vide intérieur, on retrouve dans les oeuvres de cet auteur un champ lexical du vide: « comme si j’étais entièrement vidé », (solitude, isolement quand tu nous tiens!), « une tristesse de tout l’être ». Ce vide qui remplira plus tard par l’alcool et qui causera, en 1932, sa fin.